Mars 2025, propos recueillis par Christophe Dubois
Un article du magazine Symbioses n°143 : Du clic au dé-clic
Coordinateur d’une association d’éducation à la nature, Gatien Bataille est aussi spécialiste de l’usage du numérique à des fins collaboratives et pédagogiques. Un oiseau rare dans un secteur de l’éducation à l’environnement souvent techno-méfiant. Interview.
Le premier avantage, c’est d’ajouter d’autres formes d’interactions.
Activer le numérique lors d’une animation, y compris lors d’activités en
pleine nature, peut ajouter de l’interactivité plus facilement qu’avec
des feuilles plastifiées. Par exemple, à l’aide de certaines
applications sur son smartphone, le participant peut scanner un QR code
placé à tel endroit et lancer une vidéo, un son, des infos ou un jeu (1).
Il y a aussi tous les outils de cartographie, qui permettent de
dessiner plus facilement l’itinéraire d’une balade, d’en calculer la
distance, de trouver son chemin en pleine nature, ou d’alimenter tous
ensemble une carte participative sur OpenStreetMap, avec des
enregistrements et des photos qu’on aurait pris… Tout cela permet de
titiller les élèves qu’on a en face de nous, qui sont nés dans le
numérique et pour qui il fait partie de l’environnement quotidien.
Il y a aussi une série d'applications – comme Plantnet, Birdnet ou Merlin
– qui permettent d’identifier les espèces en photographiant une plante
ou en enregistrant un chant d’oiseau… Certaines applications permettent
même de rendre audibles les cris des chauves-souris pourtant
imperceptibles à l’oreille. Grâce à ces applications, certains
enseignants ou animateurs, qui avaient peur de ne pas avoir assez de
connaissances pour emmener leurs publics dans la nature, osent désormais
y aller.
Evidemment, on peut toujours reconnaître les espèces avec une clé de
détermination dichotomique classique, imprimée sur une feuille de
papier. Mais c'est beaucoup plus compliqué. Cela peut paraître étrange,
mais une application mobile peut permettre une autre connexion avec le
vivant, plus simple et interactive. C’est une porte d’entrée, mais
ensuite, l’animateur doit prendre le relais et expliquer comment
reconnaître l’espèce sans son smartphone, inviter à vraiment écouter,
toucher et observer la nature, expérimenter, proposer d’autres démarches
et activités.
Le numérique, c’est : aussi peu que possible, mais
autant que nécessaire. Il ne faut pas confier toute l’animation à un
outil numérique. Il faut pouvoir s’en libérer et utiliser d’autres
approches. Et inversement, ne nous interdisons pas de l’utiliser, même
si le numérique a une série d’impacts sur l’environnement, qu’on en a
déjà assez à la maison, que ça coupe le lien avec le vivant…
Nous avons plusieurs exemples de projets ou d’animations qui ont sauté d’échelle grâce au numérique (2).
Je pense notamment à nos animations « mangeoires ». Initialement, nous
prodiguions nous-mêmes ces animations d’observation des oiseaux, ce qui
nous permettait de toucher environ 400 enfants par an. Puis, on a décidé
de développer une campagne qui proposait aux gens d’animer eux-mêmes
leurs élèves ou leurs voisins, en s’appuyant sur des kits en ligne
comprenant cinq animations, une série d’outils clé sur porte, avec des
petits tutos, des vidéos, des plans de mangeoires, du collaboratif, etc.
Ça s’appelait La mangeoire du quartier, qui est devenue La mangeoire de l’école.
Les écoles se sont inscrites en nombre. Cela a permis de toucher plus
de 10000 enfants. Evidemment, ce n’est peut-être pas la même chose que
si l’animation était donnée par un professionnel de l’animation nature,
mais on a vraiment conçu la méthode pour que ce soit le plus proche
possible.
Je pense aussi à Osons la nuit, invitant à passer une nuit à la belle étoile, ou encore à C’est cui-cui chante,
un parcours de formation numérique à suivre en autonomie, pour
apprendre à reconnaître les chants d'oiseaux, par le biais de 10 leçons
qu’on reçoit par mail à intervalle régulier : 3000 personnes ont suivi
la première session. Ça a dépassé les frontières. Ou encore nos
formations sur l’école du dehors : depuis qu’on les propose aussi en
format webinaire, elles ont été suivies par plus de 2000 enseignant·es.
Le confinement lié au Covid a donné un coup d’accélérateur à ces
pratiques, il a permis de les tester et de les juger en conscience.
Il y a un autre numérique que celui des géants du web
Vu les urgences écologiques, un grand enjeu pour l’éducation à
l’environnement est que l’on documente tout ce que l’on fait, réussi ou
pas, et qu’on le partage pour inspirer et progresser collectivement (3).
Le numérique le permet beaucoup plus facilement qu’un courrier postal.
Autre avantage du numérique : il facilite la collaboration avec tel
expert à l’autre bout du monde, ou encore il permet de travailler à
plusieurs centaines de personnes sur un même projet.
Quand vous regardez une recette sur Marmiton ou une balade sur un
site de randonnée, c’est pour la faire. C’est la même chose pour les
formations ou les kits d’animation en ligne. Notre intention est
évidemment que les personnes quittent leur écran et aillent sur le
terrain pour tester ce qu’on leur propose. Au CRIE de Mouscron, on
s’oppose à la captologie développée par les GAFAM (4),
qui ont transformé le web en un supermarché, parviennent à nous capter
et nous maintenir le plus longtemps possible sur nos écrans. Nous, on
utilise et on promeut essentiellement des logiciels libres et
libérateurs. Il y a un autre numérique que celui des géants du web, un
numérique plus éthique, plus convivial, comme l’entendait le philosophe
Ivan Illitch : un outil qui élargit ton pouvoir d’agir, qui ne te coince
pas dans un type d’utilisation ou de contexte, et qui ne fait de toi ni
un maître, ni un esclave. Pour nous, les outils sont au service des
humains et pas l’inverse.
L’éducation, c’est aller où sont les gens.
Or, ils sont sur le web et sur les réseaux sociaux. Tendons-leur la main
pour leur montrer qu’il y a d'autres numériques.
Je ne vais certainement pas nier les impacts écologiques du numérique. Mais il faut aussi relativiser : on parle de quel numérique et de quel type d’usage ? Que pèse l’utilisation d’une appli lors d’une animation, face poids du streaming vidéo (5), des spams, des réseaux sociaux ou de Google ? Et puis, si on voulait vraiment avoir un impact sur le climat, il faudrait surtout qu’on arrête de manger de la viande. Une heure de Netflix, c’est un gigaoctet, soit à peu près 0,15 kg d’équivalent CO2. Un steak de bœuf, c'est plus de 4 kg d’équivalent CO2. Optons surtout pour un autre numérique, peut-être un peu moins ergonomique, avec un peu moins d’options, mais beaucoup plus ouvert, plus éthique : Infomaniak, Framasoft, Nubo. D’autant plus aujourd’hui, où l’on voit que les grands acteurs de la tech, à qui on confie toutes nos données, se sont agenouillés devant un président américain fasciste, et qu’Elon Musk finance des partis d’extrême-droite européens.
(1)
Par exemple, le CRIE de Mouscron est en train de concevoir un roadbook
pédagogique, comprenant des enregistrements sonores sur l’histoire de la
Terre, à utiliser dans une « balade du temps profond ».
(2) Retrouverez tous ces exemples sur le site de la formation Animateurice de projets 2.0
(3) En passant par des licences libres, comme le propose Prospectiv Lab
(4)
La « captologie » désigne les techniques de design des interfaces
destinées à capter l'attention des utilisateurs, voire à les rendre
dépendants. GAFAM est l’acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et
Microsoft, symbolisant quelques géants qui dominent le marché du
numérique.
(5) Voir Pour une sobriété numérique, The Shift Project, 2018.