« Les places les plus chaudes en enfer sont réservées à ceux qui lors des grandes crises morales maintiennent leur neutralité. »
Dante Alighieri, 1307 – 1321.
Le débat public et certaines personnalités politiques en particulier rappellent régulièrement l’impérieuse « neutralité » des enseignant-e-s, en oubliant régulièrement de citer ce que les textes légaux1 qui encadrent cette notion poursuivent comme objectif. Souvent, la controverse apparaît lorsque le corps enseignant tient des positions qui s’opposent à certaines opinions politiques. De la neutralité qui permet l’éducation à la neutralisation de la dimension transformatrice de l’enseignement, probablement n’y a-t-il qu’un pas... à ne pas franchir !
La neutralité de l’enseignement est inscrite à l’article 24 de notre constitution pour une large partie des écoles2 et relève, donc, d’un principe directeur de l’organisation de l’État. Cette neutralité doit garantir à l’élève le droit d’exercer son esprit critique, de s’exprimer librement sur toute question d’intérêt scolaire ou relative aux droits de l’homme et prépare chaque enfant à son rôle de citoyen responsable dans une société pluraliste. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des élèves et des parents3. Ce type d’enseignement doit exposer et commenter les faits, que ce soit oralement ou par écrit, avec la plus grande objectivité possible, où la vérité est recherchée avec une constante honnêteté intellectuelle et où, la diversité des idées est acceptée, l’esprit de tolérance développé4.
La neutralité dont il est question n’est, dès lors, pas l’absence de tout positionnement. Elle permet de donner un cadre qui met les élèves dans des conditions d’apprentissage ouvert, dépourvues de tout embrigadement, de prosélytisme ou de domination : Aucune vérité n’est imposée aux élèves, ceux-ci étant encouragés à rechercher et à construire librement la leur5.
Cette neutralité s’inscrit en réalité dans les ambitions de l’école fondamentale et secondaire telles que décrites par le décret de 19976 définissant les missions prioritaires de l’enseignement (simultanément et sans hiérarchie [sic !]). Le 4e objectif utilise les mêmes mots que l’article 24 de la Constitution : préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures.
L’enseignement, en tant qu’organisation par l’État de l’instruction des enfants et des jeunes, est loin d’être neutre.
En effet, il est bien organisé au départ d’ambitions de développement et d’émancipation pour les enfants, mais aussi pour la société. D’ailleurs, aucune construction sociale n’est véritablement neutre. Dès que l’on pose des choix, que l’on agit, on pose une orientation politique. L’école n’y échappe pas ! Dans son organisation et au quotidien, de nombreux aspects colorent nécessairement le lieu d’apprentissage. La manière dont les relations s’organisent et se régulent entre enfants, entre adultes ou entre adultes et enfants traduit l’humanité dans laquelle on souhaite fonctionner. Les méthodes d’apprentissage déployées laissant plus ou moins de place à l’expression, la recherche, l’autonomie, l’innovation. L’aménagement des espaces, le choix des formes d’évaluation plus ou moins soutenantes, l’organisation de la classe, ses rituels, ses règles ou encore sa culture. La manière de communiquer aux parents à propos des enfants, de leurs résultats...
Alors avant d’en appeler à tue-tête à la neutralité, replaçons cette règle dans son contexte et ses intentions pour qu’elle puisse déployer sa portée critique et citoyenne authentique. Le mandat confié aux enseignant-e-s n’est pas de ne rien affirmer, de ne rien dire, de ne pas intervenir comme si toutes les opinions se valaient pour peu qu’elles soient majoritaires… Au contraire ! Sans imposer une vision spécifique, elles-ils ont pour mission de défendre l’état de droit, la démocratie, le respect de la diversité et des convictions philosophiques, les solidarités, le pluralisme… pour éveiller les élèves aux réalités du monde et leur permettre d’y prendre part avec humanité et désir de progrès pour chacun-chacune et pour tous-toutes. Les profs ont pour mission de dire et de faire, lorsqu’ils-elles sont confronté-e-s à des propos ou des situations contestant ou niant ces valeurs et ces principes.
Faisant cela, les professionnel-le-s assument leur rôle de représentant-e-s de l’État et déploient leur mandat éducatif. Bien évidemment, leur position d’autorité à l’égard des élèves leur impose d’agir avec l’éthique et la rigueur d’une relation éducative saine qui nourrit la réflexion, l’ouverture sur le monde, la recherche de la justesse et de la justice… et bannit l’endoctrinement et toute forme d’obscurantisme. Mais c’est un peu la base, non ?!
C’est en s’appuyant sur ce principe que l’on peut inviter des représentant-e-s de partis politiques démocratiques à l’école pour confronter les élèves aux enjeux des élections, que l’on discute des questions sociétales avec les jeunes pour tenter d’en déployer toutes les dimensions, que l’on intervient face à du racisme ou de l’exclusion liée au genre, que l’on réagit à des propos injurieux d’enfants même s’ils sont importés de la maison... Il s’agit de créer des situations ou de s’emparer de celles qui arrivent pour ouvrir le débat et permettre à chacun-e d’avancer dans ses réflexions et sa compréhension du monde. Le tout sans jugement personnel et en rappelant le cadre légal. Certains propos, certains actes sont hors la loi et punissables. C’est aussi le rôle des adultes de le préciser et de le faire respecter. Il est donc important que chaque professionnel-le connaisse les cadres normatifs et pédagogiques qui s’appliquent : la loi, les Décrets (et, en particulier, le décret Missions), le code déontologique, le projet pédagogique du PO et de l’établissement... pour les faire vivre et pouvoir en comprendre les enjeux et les intérêts. Et ceci quelles que soient la matière enseignée (math, dessin, histoire…), la fonction exercée (prof, éduc ou directeur-directrice…) ou les convictions personnelles !
Les appels répétés à la neutralité sont en réalité tout sauf neutres… Ils tendent à museler les professionnel-le-s et à empêcher les élèves d’accéder à la complexité. De cette façon, ils préservent l’ordre établi et les dominant-e-s. Alors, engageons-nous pour la démocratie et prenons parti pour accompagner les élèves sur le chemin de la citoyenneté !